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Au coeur de la peinture de Tristan Jon, réalisme et imaginaire se confondent dans un grouillement de couleurs pastel. L’artiste navigue à vue sur la fine frontière du réel et du songe dès les premières étapes de la peinture. Cette approche empirique provoque une désorganisation désirée du visible. Les pistes sont brouillées et l’image se mue en chaos.

Il fait surgir de ce tumulte des portraits anonymes ou des corps nus masculins sous tension. Pour l’artiste, cette mise à nu est un moyen d’aborder le trauma persistant, son enfance dans le quartier populaire d’Helmet à Bruxelles, ainsi que des thèmes récurrents dans les relations sociales tels que l’anxiété des jeunes, l’homosexualité, la masculinité toxique ou encore l’autisme. Touché personnellement par ce trouble, l’image est pour lui une manière tantôt de déconstruire, tantôt de les extérioriser, car s’il pouvait le dire avec des mots, il n’y aurait aucune raison de le peindre pour paraphraser E. Hopper. Dès lors, il faut un certain temps pour faire émerger le sujet de la surface. Photographies, croquis et textes sont nécessaires à son élaboration. A la fin, le tableau montre seulement ce qu’il veut bien nous laisser voir, avec ses failles et ses zones d’ombre, comme si ce n’était plus qu’un souvenir.

In Tristan Jon’s painting, realism and imagination blend together in a swirl of pastel colors. The artist moves along the fine line between reality and dream, starting from the early stages of painting. This hands-on approach creates a deliberate disorganization of what is visible. Boundaries blur, and the image slips into chaos.

 

Out of this chaos emerge anonymous portraits of tense, naked male bodies. For the artist, this is a way to explore a lasting trauma linked to his childhood in a working-class neighborhood of Brussels. His work touches on themes like youth anxiety, homosexuality, toxic masculinity, and autism. Personally affected by these issues, the artist uses painting to break them down and express what words cannot—echoing Hopper’s idea that if he could say it in words, there would be no reason to paint. It often takes time for the subject to surface. Photos, sketches, and texts are all part of the process. In the end, the painting only reveals what it chooses, with its flaws and shadows—like a memory fading in the dark.

 

 

TRISTAN JON : BLEU ECCHYMOSE

5 décembre 2024

ADRIEN ELIE, Curateur

La recherche d’un langage plastique, celui permettant à un·e artiste d’exprimer à la face du monde toute la singularité de la vision de ce dernier, s’apparente bien souvent à un long chemin de croix fait de tâtonnements, de doutes et de révélations. Certain·e·s ont trouvé une réponse à leur tumultueuse quête d’identité artistique dans un engagement, un sujet, un médium ou un trait. Pour Tristan Jon, c’est dans la couleur bleue qu’il a su saisir la spécificité de sa peinture. Son bleu n’est pas le bleu intense d’Yves Klein, ni le bleu teinté de noirceur de Jacques Monory, ni les bleus pleins de douceur de Geneviève Asse. Le bleu de Tristan Jon peut être décrit comme viscéral, une couleur mutante dont les nuances vont du gris glacé au pourpre telle une ecchymose. 

 

L'ambiguïté innerve ce travail pictural, le doute se diffuse dans la toile et laisse apparaître à sa surface son étrange couleur. La mémoire dans la peau, troisième œuvre issue de la série du même nom, est l’illustration de cette ambivalence de forme et de sens. Au premier regard, il y a une matière colorée vibrante et vivante qui se propage à partir des bords du tableau. Son mouvement comme sa nature demeurent incertains : sa surface est-elle fraîchement entaillée ou en train de cicatriser ? Est-elle déliquescente ou bien enflammée ? Silence.

 

Puis, au cœur de cet inconsistant maelström surgit une silhouette humanoïde éthérée, peut-être celle d’un homme. Assis dans le vide clair, le spectre médite. Le titre de l’œuvre se rappelle alors à nous telle une nouvelle énigme : quelle mémoire se cache sous cette peau picturale meurtrie ? La réponse se trouve dans le procédé d’élaboration de l’image. Tristan Jon peint toujours ses corps vaporeux d’après des photographies de modèles masculins réalisés dans son atelier. Ces hommes, rendus anonymes par le truchement de l’artiste à l’instar de souvenirs abîmés par les assauts du temps, font basculer la peinture dans une dimension plus intimiste et métaphysique. 

 

On décèle ainsi par cette figure une catharsis qui semble vouloir se muer sournoisement en une forme de vertige. Notre regard répond à son appel, se laisse happer par l’abîme et s’en va rejoindre l’inconnu devenu sirène. Du fond de l’espace chromatique qui s’étend face à nous, il ne nous reste plus qu’à nous laisser submerger aux côtés de ce compagnon perdu par le sentiment océanique émergeant du plus profond de la couleur et de la matière.

FRANGERE : LE CORPS ARTEFACT

12 juin 2024

SAMUELE SATTA, historien de l'art 

Le corps est artefact, porteur d'une mémoire énigmatique suspendue entre conscient et inconscient, entre visible et inconnu, entre mythe et réalité. C’est une archéologie faite de souvenirs, d'expériences et de photos en noir et blanc, qui émergent à travers la couleur dans une réalité fragmentée de sensations.

 

La peinture de Tristan, oscillant entre le figuratif et l'abstrait, révèle à travers les formes humaines la relation intime et personnelle de l'artiste avec le corps masculin. La peau, la lumière qui la traverse et sculpte les surfaces et la sexualité, sont pour l'artiste le reflet d'une expérience intérieure qui mérite d'être racontée. Des corps nus telles des statues grecques ayant perdu une partie de leur histoire et mutilées d'un passé désormais inaccessible sinon par le souvenir sont ramenés à la lumière à travers le thème du fragment. Celui-ci, dans son origine latine de "frangere", c'est-à-dire "briser", devient la forme par excellence pour exprimer cette dimension lacunaire du souvenir et sa dématérialisation, nous permettant de percevoir une réalité qui s'évanouit dans les méandres de notre mémoire. L'espace de la toile est modelé par Tristan avec quelques couleurs mais bien définies, allant du bleu outremer au violet. Elles construisent et déconstruisent l'environnement, projetant le spectateur dans un paysage mental, un territoire sans frontières, un non-lieu non dépourvu de connotations spirituelles et qui nous amène à nous interroger : aujourd'hui encore, la peinture peut-elle nous permettre de déchiffrer l'indéchiffrable ? 

 

 

 

 

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